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Iemura Chikamatsu était venu le chercher à Chofu. Victor Pevsner l’aperçut de l’autre côté de la barrière tandis qu’il passait les contrôles. Les deux hommes se serrèrent la main avec chaleur.
— Je suis ravi, vraiment ravi de vous revoir, docteur Pevsner, dit le Japonais. Ça fait plus de deux ans que nous n’avons pas eu l’occasion de travailler ensemble. Je vous trouve de plus en plus jeune.
Victor Pevsner protesta d’un geste.
— Mais non, mais non, renchérit Chikamatsu, vous êtes en pleine forme. Regardez-moi, j’ai beau me ménager, je ressemble déjà à un vieillard, et pourtant nous avons le même âge. Venez, ma voiture est là.
Iemura Chikamatsu, inspecteur de première classe à la Brigade spéciale de la sécurité intérieure, était un petit bonhomme d’une cinquantaine d’années dont la physionomie ressemblait à s’y méprendre à celle du vieux bûcheron dans le Rashomon d’Akira Kurosawa. Tout comme lui, il avait le regard tranquille et débonnaire avec, au coin des yeux, des petites rides pincées qui donnaient l’impression que le monde qui l’entourait était un perpétuel sujet d’étonnement. La bouche était charnue et sensuelle, les cheveux blancs et rares, étaient tirés en arrière, et une broussaille de poils en désordre dessinaient sous le nez une incroyable moustache de poisson-chat. La ressemblance s’arrêtait là. Par son allure, l’inspecteur Chikamatsu évoquait plutôt quelque obscur fonctionnaire à la retraite. Il était habillé à l’américaine d’un large pantalon flottant et d’un blouson à poche sous lequel se devinait la bosse d’un Spécial Magnum dans son baudrier. La démarche était vive, précise, mais le dos légèrement voûté accentuait sa fragile apparence. Personne ne pouvait se douter que derrière ce petit homme vieilli trop tôt se cachait un redoutable policier, troisième dan de karaté, maître de tir à l’arc traditionnel et champion de tir, arme au poing, sur cible en mouvement. Outre ces atouts, Iemura Chikamatsu disposait d’une intelligence supérieure à la moyenne, ce qui avait fait de lui l’un des plus fins limiers des services de la sécurité intérieure, spécialiste des affaires délicates. Il possédait en outre deux qualités rares pour un policier japonais : il était libéral et appartenait officieusement à l’honorable Fondation pour les sciences humaines au titre de correspondant.
Victor Pevsner l’avait recruté au début des années 1970. Les deux hommes s’étaient croisés sur une affaire d’espionnage économique et ils avaient sympathisé. Ils appartenaient tous les deux à la même génération, celle qui avait de justesse échappé à la guerre. Ils partageaient quelques idées essentielles sur la libre entreprise et le rôle du capitalisme éclairé dans les relations entre l’Orient et l’Occident. Ils se connaissaient bien et s’estimaient, mais plutôt que par l’amitié, ils étaient liés par un contrat de confiance qui n’avait fait que se consolider au fil des années.
La Crown Toyota se trouvait garée à quelques mètres, d’un rouge vif, et rutilante de chromes.
— Mon seul luxe, expliqua Chikamatsu comme pour s’excuser. Venez, j’ai deux choses à vous montrer.
Lorsqu’ils furent installés, le policier précisa :
— Depuis hier, je n’ai pas perdu mon temps, nous avons eu de la chance. Il s’est passé cette nuit un certain nombre d’événements qui confirment ce que vous m’avez dit.
L’anglais était presque parfait, à peine souligné d’un accent légèrement chantant.
— Jessy Flanagan, interrogea Victor Pevsner, est-elle toujours au Sheraton ?
— Toujours, et en sécurité. J’ai placé deux hommes pour la protéger et son téléphone a été dérivé sur une bretelle. Mlle Flanagan se trouve parfaitement isolée comme vous me l’avez demandé. Voulez-vous que nous allions la voir maintenant ?
— Vous avez deux choses à me montrer d’abord, de quoi s’agit-il ?
— J’ai retrouvé la trace de Carlson, il a été blessé cette nuit et il est à l’hôpital Américain. Je pense qu’il pourra vous donner des renseignements utiles.
— Sukumi serait responsable ?
— Je le crains. Je vous emmène sur place.
Ils quittèrent l’autoroute de Kosuku et prirent la Kannaha en direction du nord. Arrivés à la hauteur de Shinjuku, Iemura Chikamatsu bifurqua sur la droite, en direction du centre. Il débraya et commença à rétrograder. Il roulait lentement.
— Ouvrez bien vos yeux, docteur Pevsner, nous approchons. Je ne tiens pas à attirer les soupçons de Sukumi qui est chez lui. Sur la droite, dans la boucle de la route, c’est sa villa, et juste en face, c’est le parking.
— J’ai vu, répondit Victor Pevsner. Qu’est-il arrivé ?
— Roulons encore un peu, je vais vous expliquer.
Iemura Chikamatsu engagea la Toyota sur le parking du centre commercial. Il manœuvra à travers les alignements de voitures avant de stopper près d’une place vide, protégée par quatre piquets et une corde.
— Venez.
Victor Pevsner descendit et suivit le policier.
— Ce matin vers cinq heures, une patrouille mobile a découvert un homme tué net d’une balle de onze millimètres dans la gorge dans un van Toyota de location. On a relevé pas moins de huit impacts du même calibre. Il y avait un autre homme : quoique blessé, il a pu prendre la fuite.
— Vos policiers l’ont trouvé par hasard ?
— Pas tout à fait. Le quartier est résidentiel et assez calme. Vers une heure du matin, un inconnu a téléphoné au commissariat pour signaler une fusillade juste en face de chez lui, près de chez Sukumi. Une patrouille a vérifié, simple travail de routine. Ses hommes ont repéré des traces de sang sur la route. Ils ont commencé à chercher un peu au hasard dans les environs, jusqu’à ce qu’ils tombent sur ce van.
— L’homme qui a été tué, c’est qui ?
— On a trouvé sur lui un passeport au nom de Jost Swade. Un Américain. Détail important, il était déjà venu à Tokyo, il y a deux semaines. L’antenne de la C.I.A. est intervenue pour qu’on lui refile le dossier. C’est un truc qui me passe largement au-dessus de la tête, mais j’ai tout de suite fait le rapprochement : Carlson était le deuxième homme.
— Vous en êtes sûr ?
— Tout à fait. Tout concorde, lui aussi est déjà venu à Tokyo, j’ai vérifié. Lui et Jost Swade ne se sont pas quittés d’une semelle.
— Vous avez les dates de ce premier séjour ?
Iemura cita de mémoire :
— Arrivé à Chofu le vendredi 29 juin, départ le dimanche suivant.
Les dates étaient celles qui correspondaient au voyage de William Ashby, mais Pevsner s’abstint de tout commentaire. Iemura Chikamatsu reprit :
— Le scénario n’est pas difficile à reconstituer. Sukumi n’a pas supporté de se sentir surveillé par Carlson. Est-ce que ça colle avec vos suppositions, docteur Pevsner ?
Ça ne collait que trop bien. Carlson s’était fait recevoir par le Japonais. Il avait échoué dans la réalisation du contrat que lui avait commandé Arnold Wellman. Mais ce qui le préoccupait le plus, c’était de retrouver Jessy Flanagan. Il dit :
— Je crains que oui, mais je comprends mal qu’un homme comme Oda Sukumi puisse faire tirer à vue avec du onze millimètres sur des gens qui, après tout...
Il s’arrêta, conscient de l’absurdité de son raisonnement.
Sukumi était capable de n’importe quoi. Iemura Chikamatsu se méprit sur son hésitation.
— Sukumi appartient à une élite qui, sous prétexte de préserver les anciennes valeurs du Grand Japon, s’octroie bien des privilèges. Sukumi est très proche de ce que nous appelons ici la Nouvelle Droite, mais plutôt que de frayer avec les groupuscules qui la représentent, il s’est enfermé avec quelques fidèles dans un superbe isolement. Par purisme, et surtout parce qu’il dispose d’une fortune personnelle et de relations au plus haut niveau, ce qui l’autorise à faire à peu près ce qu’il veut.
— Vous le connaissez ?
— Non. Il se plaît à entretenir un certain mystère autour de lui.
— Mais, que fait-il concrètement ?
— Il organise des rencontres au cours desquelles les participants exaltent la force séculaire du Grand Japon, jurent fidélité à la cause et s’engagent à lutter jusqu’à la mort pour libérer la patrie. Cela ne va jamais plus loin, hormis quelques séances d’entraînement paramilitaires. L’homme de la rue les appelle non sans ironie les nouveaux kamikazes. De temps à autre on en arrête un, mais Sukumi est intouchable, et, de surcroît, il est remarquablement intelligent. Difficile de l’impliquer dans cette affaire.
Après un bref silence, Iemura Chikamatsu ajouta :
— Je connais un homme qui pourra peut-être vous en dire plus. Allons le voir, à moins que vous ne préfériez voir Mlle Flanagan tout de suite ?
— Non, plus tard.
Ils reprirent la route en direction du sud. A onze heures, Iemura Chikamatsu gara sa Crown Toyota au sommet d’une des collines du district de Shinagawa. L’endroit dominait la baie et, sous les rayons du soleil couchant, le Pacifique scintillait de myriades d’épingles phosphorescentes.
— C’est ici, dit le policier en serrant son frein à main.
Victor Pevsner regarda à travers la vitre teintée. Il aperçut le bâtiment de brique et de ciment à une cinquantaine de mètres.
— C’est ça ? demanda-t-il.
— Oui. Ne vous fiez pas à l’apparence, ce vieil entrepôt est magistralement agencé à l’intérieur. On y trouve des salles d’entraînement, des cellules de méditation, un restaurant, une bibliothèque, un centre de documentation, un stand de tir et une armurerie. Il y en a d’autres dans les environs de Tokyo, mais celui-là est le plus célèbre. Un club très fermé, réservé à des initiés.
Ils descendirent de voiture. Le policier ajouta :
— C’est une faveur exceptionnelle, docteur Pevsner, en principe aucun Occidental n’est admis dans cette enceinte.
— L’homme dont vous parlez est un activiste ?
— Non. Il n’est pas de notre époque. Sa philosophie appartient à un passé aujourd’hui révolu et ses idées survolent celles des cerveaux échauffés qui ne pensent qu’à se battre. C’est un sage et un très grand maître de kendo. Il s’appelle Itsumaru Kangaï.
Ils traversèrent la rue et Iemura Chikamatsu sonna à la porte du dojo Eto Shimpei. Il dut parlementer en japonais par l’interphone avant de pénétrer jusqu’à une vaste salle d’armes où deux hommes en costumes s’affrontaient au bâton sous l’œil du maître et de quelques élèves.
Victor Pevsner apprécia la solennité du duel, son rituel, la sobriété de geste des deux hommes en présence, et la pureté des figures. Il n’ignorait pas qu’un seul coup porté pouvait être fatal, mais les combattants frappaient sans aucune retenue comme si l’un des deux devait finir par être abattu.
Cela n’était pas nouveau pour Pevsner, un imperceptible geste d’impatience lui échappa.
Iemura Chikamatsu le remarqua et lui dit à voix basse :
— Je vous prie de patienter jusqu’à ce que le maître juge bon de se tourner vers nous. Je vous servirai d’interprète.
— Vous croyez qu’il nous a vus ?
— Rien n’échappe à Itsumaru Kangaï, mon cher Pevsner.
— Avez-vous été initié vous aussi ?
Le policier eut un léger sourire.
— Non, je n’ai jamais eu cet honneur. A l’âge où j’aurais pu l’être, il était impossible d’imaginer que nous pourrions un jour simplement prononcer le mot Japon. J’avais seize ans en 1945.
L’affrontement se termina enfin. Les deux combattants à genoux, écoutèrent le maître parler et, sur un simple geste, ils se levèrent et quittèrent la salle suivis par les élèves d’Itsumaru Kangaï.
— Venez, lança Iemura Chikamatsu, c’est à nous.
Ils s’approchèrent du vieillard. Victor Pevsner se plia au rituel des présentations puis entra dans le vif du sujet.
— Maître, dit-il, pourriez-vous me dire jusqu’où peut aller un Japonais convaincu d’être le détenteur d’une vérité supérieure ?
Iemura Chikamatsu traduisit la question. Itsumaru Kangaï s’accorda quelques secondes de réflexion avant de répondre :
— S’il se comporte comme un véritable guerrier, il peut aller jusqu’au sacrifice suprême pour atteindre son but.
— Peut-il sacrifier d’autres personnes ?
— Si telle est sa voie, il s’y engagera. Son sens de l’honneur et sa conscience seront ses seuls guides.
— Et...
Victor Pevsner s’abstint de poser la question. Elle lui parut idiote et dénuée d’intérêt. Le vieux maître le regarda et dit :
— Vous visez une cible. Mon esprit serait plus serein si vous la désigniez ouvertement. La vérité est la voie de l’homme de cœur.
Victor Pevsner se décida à lâcher le nom.
— Oda Sukumi, dit-il.
Un long silence suivit, durant lequel les trois hommes se tinrent parfaitement immobiles. Itsumaru Kangaï releva enfin la tête.
— Oda Sukumi est fils de seigneur et seigneur lui-même. Ses origines lui confèrent le droit de porter le costume et le sabre du samouraï. Il est un guerrier qui a choisi sa voie, et nul n’est autorisé à le juger.
— Il appartient, dit-on, aux nouveaux kamikazes.
— Oda Sukumi n’est pas un de ces nouveaux kamikazes. Il est un samouraï. La maison qu’il sert est celle des Mitsubishi. Cela est conforme à la tradition.
— Savez-vous, maître, s’il fréquente un dojo semblable à celui-ci ?
— Oda Sukumi a son propre dojo. Il est lui-même maître du sabre japonais. Il marche sur le chemin de la perfection, je ne saurais vous en dire davantage.
Le visage du vieillard s’était brusquement refermé, signe que l’entretien était terminé. Victor Pevsner se leva et, calquant ses gestes sur ceux de son ami, salua le maître et quitta la salle d’armes.
Les deux hommes se retrouvèrent dehors. Le policier ouvrit les portières et s’installa au volant.
— O.K., dit-il, cette visite ne nous avance guère, j’aurais dû m’en douter. Comment comptez-vous procéder maintenant ?
Ils roulaient en direction du centre. Iemura Chikamatsu conduisait sa Toyota avec la maîtrise d’un pilote professionnel. Victor devait avant tout protéger Jessy Flanagan, ensuite, il n’était sûr de rien.
— Je vais d’abord m’occuper de Mlle Flanagan, ensuite je verrai Carlson. J’ai rendez-vous avec Sukumi lundi matin. C’est là que tout va se décider. Il se peut que j’aie besoin de vous.
— Où le voyez-vous ?
— Chez Mitsubishi, dans son laboratoire je suppose.
— Iemura Chikamatsu médita pendant quelques instants avant de préciser :
— C’est extrêmement délicat. Tout ce qui touche au groupe Mitsubishi est tabou, et Sukumi n’est pas n’importe qui. Quels que soient vos soupçons, il me paraît difficile de l’attaquer de front.
— C’est pourtant la seule solution, il me faudra prendre un maximum de risques quand je serai avec lui, et c’est là que vous devrez intervenir.
— Comment ?
— En force, mon cher Chikamatsu. Lundi, il vous faudra vous tenir prêt à me sortir du guêpier dans lequel je pourrais me trouver, avec une équipe musclée si possible. Nous conviendrons d’un signal, il suffit que je dispose d’un émetteur...
Iemura Chikamatsu exprima son scepticisme par une grimace. Ses yeux souriaient toujours.
— Ça vous paraît trop risqué ? demanda Victor Pevsner.
— Risqué ! s’exclama le policier, on verra ça le moment venu, je pense aux retombées, j’espère que vous ne vous êtes pas trompé.
A une heure de l’après-midi, Victor Pevsner se fit déposer au Sheraton où il trouva Jessy Flanagan qui travaillait déjà à son rapport.
— Vie, s’écria-t-elle, je suis heureuse de vous voir enfin. Depuis hier, je vis comme une recluse. Mon téléphone est coupé. Je ne peux recevoir personne et deux cerbères m’empêchent de sortir. J’ai l’impression d’être en quarantaine.
— Mais vous l’êtes, Jessy. Il n’est pas question que vous sortiez ni que vous communiquiez avec qui que ce soit tant que cette affaire n’est pas élucidée. Est-ce que vous vous êtes laissé filmer le cerveau par Sukumi ?
— Il le fallait, Victor, je n’avais pas le choix.
Victor Pevsner eut un geste de contrariété.
— Jessy, je vous avais pourtant demandé d’être prudente.
— Comment avoir la moindre chance de comprendre si je ne prenais pas ce risque ? J’ai tout de même une petite idée de la manière dont il s’y prend, maintenant.
— O.K., reconnut Pevsner, mais à quel prix ! Buschmeyer, Backmann et Guinzberg, ça ne vous a pas paru suffisant, il a fallu que vous jouiez les Don Quichotte, vous aussi. Même Ashby est tombé dans le panneau ! Nous aurons le temps d’en discuter ce soir et de voir ce qu’il nous reste à faire. En attendant, je dois voir Carlson. Wellman l’avait envoyé ici pour éliminer Sukumi, mais c’est lui qui s’est fait avoir.
— Victor, dit Jessy, moi qui croyais n’avoir peur de rien, je ne sais plus où j’en suis.
— Pas de panique, Jessy. Nous allons tout mettre en œuvre pour vous sortir de là. Je n’ai pas du tout l’intention de vous perdre.